CHAPITRE VI

Lorin dut se rendre à l’évidence : Soheil avait bel et bien attrapé la maladie des agités. Trois jours plus tôt, ils avaient été criblés d’abondance en traversant des tapisseries de spores infestées d’anophèles. Chaque année, deux ou trois enfants, piqués par les moustiques femelles en jouant dans les mares, y succombaient. Les adultes n’en mouraient pas mais, selon la gravité et l’endroit des saignées, un bras ou une jambe restait animé de mouvements spasmodiques. La maladie provoquait une agitation croissante, jusqu’à l’épuisement extrême, puis la mort. Les victimes à qui on liait les mains et les pieds étaient prises d’une faim insatiable, les poussant à se dévorer la langue et les lèvres.

— Il faudrait la saigner, annonça Diourk sans enthousiasme.

Aucun des deux frères n’avait les qualités pour le faire. C’était une spécialité d’homme-médecin. De plus, les saignées, même réussies, ne marchaient pas toujours. Parfois, elles hâtaient au contraire l’évolution du mal.

Lorin croisa les bras sur sa poitrine en signe d’objection.

— Comment savoir combien de sang il faut tirer ?

Contentons-nous de la mener à son clan, il n’est qu’à quelques heures de marche.

Soheil s’entêta :

— Si je m’applique, je peux y arriver avant que mes mains ne tremblent trop.

— Ne sois pas stupide, fit Diourk en haussant les épaules. Tu gâcherais la dernière feuille en notre possession. Nous allons nous en aller. Toi, il te suffit de marcher jusqu’à chez toi. Tu n’es pas impatiente de retrouver ton clan ?

Lorin secoua la tête.

— Réfléchis un peu. Nous ne pouvons pas nous passer de Soheil. Elle seule a les mains assez fines pour graver fidèlement le labyrinthe.

— C’est vrai. Qu’est-ce que tu proposes alors ?

— Soheil, penses-tu pouvoir graver tout de suite, sans gâcher la feuille ? Après une saignée, tu pourrais poursuivre, et…

Il s’interrompit, réalisant qu’il abusait des forces de la jeune fille. Il était si pressé de se délivrer du labyrinthe qu’il avait négligé l’aggravation de son état.

Il se mit à l’observer. Des mèches de cheveux collaient à son iront, une veine palpitait contre sa tempe. Ses jambes grelottaient, mais elle ne semblait pas s’en apercevoir. Lorin s’en voulut de son aveuglement. La perspective d’un échec accaparait toutes ses pensées, le rendant insensible.

— Je suis en état de le faire, assura-t-elle en saisissant la dernière feuille. La couture m’a habituée au travail du poinçon. Mes doigts ne failliront pas.

Il se rallongea. Soheil s’attaqua d’abord à la pommette gauche. Lorin redoutait de sentir le poinçon déraper de sa trajectoire sinueuse. Il n’osait parler, de peur de bouleverser la topographie de son visage.

Après quelques minutes, la voix de Diourk retentit :

— Tu y arrives, pour le moment. Mais pour combien de temps ? Le mal ne cesse de gagner.

— Pour l’instant, mon cœur est calme. Tu peux me parler pour soutenir mon attention, mais s’il te plaît, ne m’exaspère pas. Je suis à la merci de mes nerfs. Cela risquerait de gaspiller ce que j’ai déjà fait.

Diourk parut se le tenir pour dit. Le cheminement du poinçon se poursuivait avec régularité, sur la joue. Lorin pouvait dès à présent juger de la complexité du dédale, en évaluant la distance entre deux traits.

— Chaque courbe est une colline ou une vallée, n’est-ce pas ? dit Soheil entre ses dents. Chaque angle, une montagne, chaque sillon un canyon ?

La voix de Diourk se rapprocha de l’oreille de Lorin. Il devait être en train de contempler l’ouvrage.

— Ce n’est pas tout à fait cela. Un carrefour peut être le croisement de deux routes, ou de deux rivières. Il peut aussi suggérer un choix entre plusieurs solutions, dont le nombre correspond au nombre de chemins. Il y a des moments qui sont comme des embranchements dans un labyrinthe, des moments qui engagent pour la vie entière.

— En ce cas, je ne fais pas partie de votre labyrinthe.

— Qu’en sais-tu ? Le labyrinthe n’appartient à personne. Ou plutôt, il appartient à celui qui en trouve la sortie. Le centre qu’il protège est réservé à celui qui se sera montré digne d’accéder à sa révélation. Une fois parvenus au centre, la volonté de Felyos sera accomplie et nous serons adultes.

Pour la première fois, Soheil parut impressionnée par la détermination farouche qui animait cette voix tout d’un bloc, où il n’y avait place ni pour le doute ni pour la tiédeur.

Elle risqua :

— Les labyrinthes possèdent des culs-de-sac. Vous risquez de vous égarer, peut-être d’y laisser la vie.

— Plus le voyage est difficile, plus les obstacles sont nombreux et ardus, plus l’on se transforme. Il est ainsi des voyages où celui qui arrive n’est pas celui qui est parti.

Sur ces questions, Diourk n’avait jamais tort. Mais cette fois-ci, pour une raison inexplicable, Lorin aurait aimé que Soheil eût le dernier mot.

Jusque-là, celle-ci s’en était tenue à des méplats, la pommette et la joue. Maintenant, elle s’attaquait au menton.

— J’ai des fourmis dans les muscles, annonça-t-elle alors qu’elle venait de changer de position. Et l’impression que mon cœur va éclater tellement il bat fort.

— Inutile de continuer, renchérit Diourk. Tu es en sueur. Un faux mouvement, et…

Lorin entendit Soheil qui se relevait.

— Tu as raison. Il serait imprudent de poursuivre. Je vais aller au village. Et puis je reviendrai, pour achever.

— Qui nous dit que tu reviendras ? Quel intérêt aurais-tu à revenir, d’ailleurs ?

Un sourire fleurit sur le visage de Soheil, telle une plante carnivore.

— Je finis toujours ce que j’ai commencé.

Lorin n’émit aucun commentaire, mais il eut la certitude qu’elle leur dissimulait autre chose.

Ils la regardèrent franchir la frontière d’élardiers et s’éloigner sur le chemin. Les tressaillements de ses muscles rendaient sa démarche disgracieuse. Lorin s’assit en tailleur devant le feu éteint, à l’odeur de graillon refroidi. Ce départ l’avait rendu morose, et il en était de même pour Diourk. Il ne comprenait pas pourquoi. Depuis le début, Soheil et lui avaient été comme deux pierres à feu frottées l’une contre l’autre. Il aurait dû être heureux de se débarrasser d’elle, au moins pour quelques jours. À moins qu’il ne songeât au retard que la maladie leur faisait prendre. Lorin ne croyait pas les jours de Soheil en danger, mais il s’inquiétait tout de même. Elle n’était pas à l’abri des conséquences d’une saignée mal pratiquée. Il aurait préféré l’accompagner jusqu’à l’entrée du village, mais elle l’en avait tout de suite dissuadé :

« — Là d’où je viens, on n’aime pas les pêcheurs de fer. Et encore moins que j’aie fait le voyage de retour avec deux des leurs. Surtout, depuis que le marécage a monté. »

Ils en étaient réduits à attendre. Lorin fabriqua des pions. Avec la cendre des braises, il composa les cases d’un damier et ils jouèrent toute la journée. Diourk gagna toutes les parties. D’un accord tacite, ils évitaient de parler de Soheil, malgré leurs pensées qui ne cessaient de vagabonder dans sa direction, par-delà les champs et les routes. Sans trop savoir pourquoi, Lorin éprouvait une culpabilité diffuse.

Le soir, il confectionna du lait d’élardier en extrayant le suc gras qui coulait sous l’écorce. Bouilli et édulcoré, il formait un lait sucré, à goût de craie. Il fit une gourde d’un bulbe de roseau. Puis une sorte de casier à partir de deux rectangles d’écorce, afin d’y entreposer la feuille servant de matrice. En se penchant et en scrutant attentivement, on discernait les lignes traçant des circonvolutions minuscules dans la texture végétale, tel un réseau de nervures clandestin. On ne pouvait qu’admirer la précision de l’exécution.

Il évita d’y regarder de plus près. Ce qu’il voyait ne lui plaisait pas. Sans pouvoir réprimer cette pulsion, il avait essayé de reconstituer son visage à partir du fragment qui s’étalait sous les yeux comme une empreinte digitale incomplète.

Soheil revint deux jours plus tard. Efflanquée, des cernes noirs marquant ses yeux. Ses joues s’étaient creusées pour prendre une teinte terreuse, assortie à la feuille de parchemin roulée qu’elle tenait à la main.

Lorin la fit asseoir et lui tendit sa gourde de lait d’élardier. Elle but avec avidité, la tête renversée. Son bras gauche portait la marque violette et boursouflée d’une incision. Tout son corps était parcouru de tremblements.

— La saignée a épuisé le mal pour deux jours, dit-elle au bout d’un silence de pierre. D’ici-là, j’aurai le temps de terminer, peut-être même de le recopier sur le parchemin.

— Comment as-tu obtenu ce parchemin ? demanda Diourk d’une voix neutre.

Elle resta muette. Ses yeux étaient secs et brûlants, elle paraissait à bout de nerfs. Lorin comprit qu’il fallait dire quelque chose.

— Ensuite, qu’est-ce que tu feras ? Tu n’as rien exigé en échange de ton assistance.

Le sourire aigre qu’elle lui adressa lui fit mal.

— Tu n’as jamais entendu parler de la charité escopalienne ?

Il secoua la tête.

— Nous n’avons pas d’Escopaliens dans la tribu. Mais n’est-ce pas toi qui as besoin d’aide ? Que va-t-il advenir de toi, une fois que tu auras terminé ?

Elle haussa les épaules. Visiblement, elle n’y avait pas songé et cela ne paraissait pas la préoccuper.

La matinée touchait à sa fin. Diourk prépara un repas rudimentaire. Puis Soheil se mit à l’ouvrage. Lorin était obligé de garder les yeux fermés, mais il se retenait de céder au sommeil.

Bientôt, l’immobilité de pierre à laquelle il était astreint se mua en torture. L’interdiction de pivoter la tête, de remuer les paupières ou les cils de ses yeux clos, l’obsédait, soulevant d’horribles démangeaisons. Les muscles de son cou le tiraillaient sans répit.

La seule lutte efficace consistait à penser à autre chose, mais le crissement du poinçon le ramenait sans cesse à la réalité.

L’immobilité forcée ne lui offrait pas non plus le recours de demander une pause. Le nez fut long à compléter, car Soheil avait peur de déchirer l’ensemble en appuyant trop. Enfin, la feuille se décolla. Il put masser sa nuque endolorie, et se gratter la figure tout à son aise.

Pas pour longtemps : dix minutes plus tard, il lui fallut reprendre la pose. Soheil craignait que la feuille jaunisse et devienne opaque. Ou bien qu’elle se racornisse, perdant du même coup son élasticité.

— Le pourrissement est en marche, marmonna-t-elle. La feuille a tendance à se friper.

Le poinçon courait sur son visage, comme pour rattraper le temps perdu. Lorin ne percevait aucune trémulation suspecte de la feuille, mais les gestes étaient fiévreux, empressés. Le nez et les arcades sourcilières faites, il ne restait plus que les motifs compliqués du front. C’était une tâche aisée, que Soheil mena à bien avec dextérité.

— La séance est terminée, déclara-t-elle d’une voix lasse.

C’était la première fois depuis trois heures qu’elle desserrait les lèvres.

Diourk avait retiré la feuille et la maintenait face aux soleils, afin de la contempler par transparence. Lorin se frotta les yeux en s’étirant.

— Comment te sens-tu ? dit-il en s’adressant à Soheil.

Elle se contenta de hocher deux fois la tête. Diourk avait pris le casier, et s’apprêtait à y glisser la feuille. Lorin l’arrêta d’un geste.

— J’aimerais voir à quoi ressemble le dessin du labyrinthe. Aujourd’hui est un grand jour pour moi. Mes yeux vont s’ouvrir sur moi-même.

Diourk saisit délicatement la feuille entre le pouce et l’index. Lorin se laissa imprégner de cette vision.

— Tu ne l’avais jamais vu avant ? demanda Soheil, stupéfaite, accroupie à son côté.

Il secoua la tête.

— Peut-on scruter ses propres entrailles en toute impunité ? Je suis le porteur du labyrinthe. Le privilège qui m’est dévolu s’arrête là. À présent qu’il existe en dehors de moi, j’ai le droit de le contempler.

— Il faut encore recopier le…

Un fracas de feuilles d’élardiers brisées, provenant de la bordure du chemin, lui coupa la parole.

— CATIN !

Lorin et Diourk pivotèrent de concert. Un homme jeune, d’une vingtaine d’étés, marchait vers eux à grandes enjambées. Un long poignard recourbé armait sa main, une croix de cheveux noirs ornait son crâne rasé. Une longue jupe ample le recouvrait des épaules aux chevilles. Il dépassait les deux adolescents d’une demi-tête. Soheil avait dû être suivie à son insu.

Sa face était congestionnée et il gesticulait.

— Sale putain, tu t’es commise avec ces païens de pêcheurs de fer, pour satisfaire tes instincts lubriques ! Tes parents auraient dû te marier avant que le sang d’entre tes cuisses ne te soit monté au cerveau !

Ses lèvres se retroussaient sur une dentition chevaline. Lorin s’interposa, peu rassuré par la large lame d’obsidienne qui pouvait sans peine se tailler un chemin dans sa viande.

Il tenta de le raisonner.

— Ne voyez-vous pas qu’elle est malade ? Tout ce qu’a fait Soheil, c’est de nous apporter son aide.

Diourk le tirait en arrière par la manche.

— Écarte-toi, ceci ne nous regarde pas.

Le tailleur de sel s’était arrêté. Il brandit le couteau au-dessus de sa tête. Pour éviter d’être frappé, Lorin dut battre en retraite. Sa hachette était restée adossée à l’élardier qu’il avait écorché un moment plus tôt. Où était celle de Diourk ?

L’Escopalien arriva devant la jeune fille, qui s’était recroquevillée près du feu. Il la gifla à deux reprises, sans provoquer de résistance. Elle se mit à trembler, de plus en plus fort. Un filet de sang coulait des commissures de ses lèvres. L’espace d’une seconde, cette absence de réaction le déconcerta. Puis il se reprit.

— Je te ramène, et tu te confesseras après une autre saignée. Je ne crois pas, comme tu l’as prétendu, que des voleurs t’aient dépouillée de tes coquillages. Tout cela n’est que mensonge. Et le mensonge se paie, ici ou en enfer.

Ses doigts s’enfonçaient dans l’épaule de Soheil. Lorin sentit la colère gronder en lui comme les prémisses d’un orage d’été. Ses yeux se rétrécirent.

— Vous ne voyez pas qu’elle ne supportera pas une deuxième saignée ? Le mal ne fera que profiter de sa faiblesse pour s’étendre. Laissez-la où elle est.

L’autre se retourna, la lame pointée vers la poitrine de Lorin. Un rictus déforma ses lèvres.

— Si tu t’interposes, infidèle, je te tue !

Ses yeux se posèrent sur le casier, calé sur une pierre à quelques pas de l’amas de cendres du feu.

— J’ignore à quelle besogne infernale elle se livrait sur toi, et je ne veux pas le savoir. Quoi que ce puisse être, ça doit être détruit !

Avant que sa réaction ne se soit transformée en volonté définie, Lorin avait bondi. Dépourvu d’arme, il fonça tête la première.

Après un instant de flottement, le tailleur de sel réagit en abattant son poing armé. Au même moment, le front de Lorin heurtait son ventre. Sous le choc, il partit en arrière dans un « Ouf ! » sonore, tandis que Lorin s’effondrait à plat ventre, des étoiles plein les yeux.

Le manche du couteau avait percuté son omoplate gauche. Il essaya de se lever, mais la pesanteur semblait avoir décuplé, le clouant au sol.

Réduit à l’impuissance, il regarda le tailleur de sel qui se redressait pesamment. Il grognait quelque chose que Lorin ne saisit pas. Mais ses intentions étaient claires : il allait s’approcher de lui, l’empoigner par les cheveux et l’égorger sur place, comme un porçon.

Un sentiment d’urgence vitale parvint à le tirer de son engourdissement. Son épaule gauche était dure comme du bois. Il n’avait pas la force de se relever, mais il usa des coudes et des genoux pour ramper hors de portée de l’ennemi.

Celui-ci avait délaissé Lorin pour se diriger vers Soheil. La jeune fille restait prostrée, agitée de spasmes incontrôlés qui lui donnaient l’air de rire sans bruit.

— Debout ! Lève-toi, et suis-moi. La rédemption de tes fautes passe par la souffrance. Plus tu souffriras, plus ta peine en sera allégée.

Indifférent aux éraflures qui mettaient ses genoux à vif, Lorin continuait de ramper. Il avait atteint la lisière de la clairière. Ses mains butèrent contre le tronc filandreux d’un arbre à lard. S’aidant de ses doigts comme de griffes, il parvint à se redresser.

La hachette était posée de l’autre côté du tronc. La lame de silex lui paraissait plus lourde que les boulettes de métal fondu qui reposaient au fond de la baie, et que les plongeurs rapportaient par jeu.

Un brouillard rouge s’interposait entre lui et les tailleurs de sel. L’homme tenait Soheil à bout de bras, sans se préoccuper de sa captive qui se tordait les chevilles.

Lorin eut envie de lui crier de la lâcher, mais sa langue était collée au palais. Cela n’y aurait du reste rien changé. Il n’y avait qu’un moyen de le stopper, et ce moyen se trouvait dans sa main.

Lorin n’avait jamais été adroit au lancer de hachette. Tom, un de ses compagnons de jeu, lui avait confié :

« — Le problème avec toi, c’est que tu réfléchis trop. Assoudim a raison de dire que tu te poses trop de questions. Chaque question éloigne la cible de cinq pas. » Lorin ramena la main derrière la nuque, la détendit d’un mouvement tournant.

Jamais une cible ne lui avait paru aussi proche.